Information numérique : Une nouvelle guerre ?

Mutation de ce monde numérique

De nombreux livres sont sortis récemment pour mettre en exergue la situation actuelle du monde numérique. Comme souligné par plusieurs auteurs, l’accélération des découvertes et des progrès dans les nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives (NBIC), nous interpellent tous. La partie du système global concernant l’information et les sciences cognitives, attachée aux mots : Internet , Intelligence artificielle , réseaux sociaux, plateformes numériques (Instagram, X (E-twitter), Tiktok…et les entreprises regroupées sous l’acronyme GAFAM (Alphabet (ex-Google), Apple, Meta (Ex-Facebook), Amazon et Microsoft), et sous l’acronyme BATX (Baidu, Alibaba, Tencent (créateur de WeChat) et Xiaomi) ….est en pleine mutation impactant en même temps nos comportements et ceux des États. L’utopie du web ouvert, libre et gratuit que nous avions au début des années 2000 a été balayée. Certains voyaient ce monde « numérique » comme « un orchestre sans chef d’orchestre », un grand magma de positions indéfinies, indifférenciées, et donc sans danger réel. La vision des médias électroniques diffusés par satellite et par le web nous a laissé croire que nous pouvions contourner les barrières physique, législative et politique qui avaient pour vocation de nous protéger des ingérences informationnelle étrangère et extrémiste.

Aujourd’hui, un nouvel environnement numérique informationnel et transnational est mis en place. De très nombreux auteurs ou politiciens utilisent les mots « guerre » ou « combats » en parlant de ce monde numérique. D’autres utilisent les expressions du type « Il faut le contenir (dans le sens d’endiguer) ». Pour comprendre ces cris d’alerte, nous devons comprendre globalement l‘organisation générale de ce monde numérique, les infrastructures, les acteurs … et être attentifs aux préconisations d’usage évoquées par les chercheurs, pour les adopter ou non, et faire sienne une position réfléchie.

Infrastructures et acteurs du numérique

les États et les liens avec les acteurs économiques « privés »

Les infrastructures de ce monde technologique sont majoritairement privées, mais installées en grande partie dans le domaine public (ondes, câbles, satellites…). Les grandes entreprises technologiques de ce secteur ne sont peut-être pas le produit de l’État stricto sensu, mais leur développement s’est fait avec le concours décisif des États. Ces entreprises comme les GAFAM n’ont peut-être pas reçu de subventions à leurs débuts, mais, … elles ont surfé sur la vague des investissements massifs de l’État dans ces technologies, comme cités dans le document de Charles Thibout :  « Les GAFAM et l’État : réflexion sur la place des grandes entreprises technologiques dans le champ du pouvoir. La revue internationale et stratégique, 2022».

« Internet, issu d’Arpanet, un programme financé à partir de la fin des années 1960 par l’Advanced Research Projects Agency, ancêtre de la DARPA ; le GPS, à l’origine un programme de l’armée dénommé Navstar, remontant aux années 1970 ; l’écran tactile, créé par une entreprise (FingerWorks) fondée par un professeur de l’Université (publique) du Delaware et par l’un de ses doctorants, dont la thèse était financée par la National Science Foundation (NSF) et la Central Intelligence Agency (CIA) – tout comme celle de Sergey Brin, cofondateur de Google ; et, enfin, toute une gamme de technologies de communication, à l’instar de l’assistant vocal Siri, produit dérivé d’un projet d’intelligence artificielle de la DARPA. »

Par ailleurs, les États ont la nécessité d’utiliser ces canaux de communication et de récupération de données pour des traitement de masse (« Big Data ») dans le cadre d’une guerre informationnelle que nous explicitons ci-après. Ils sont donc des utilisateurs (« clients ») de ces infrastructures auxquelles ils participent. Un politicien (président, ministre, député, maire…) souhaite avoir un compte Facebook, un compte X (ex_twitter), un site internet type blog ou vitrine…pour communiquer. Aujourd’hui donc, il apparaît nécessaire de prendre conscience des rapports qu’entretiennent ces entreprises avec leur État respectif, plus généralement avec la politique et la diffusion d’idéologies sur le web. Les relations internationales dans ce contexte d’infrastructures transnationales, et la perte de contrôle des États dans ce monde numérique posent un problème de souveraineté nationale ou européenne.

L’objectif de ces systèmes privés est double : d’une part l’obtention de revenus (profit), et d’autre part, dans beaucoup de cas, la captation cognitive des utilisateurs du net, ceci par des techniques de communication hyper-ciblée et des messages sélectifs, voir des « fake news » afin de les faire adhérer ou agir dans le sens voulu par ces donneurs d’ordre (clients de ces infrastructures).

Notre participation comme individu à ce monde numérique »

Chaque individu participe, parfois sans le savoir, à l’élaboration de ce monde numérique. Nos « données personnelles » et nos centres d’intérêt, et nos réactions (nos « like » et autres clics) sont captés lors de notre vie de tous les jours au profit des compagnies « BigData ». Citons en particulier le rôle de nos interactions avec des médias sociaux (applications et site web) qui permettent la création et la publication hyper-ciblée de contenus hyper-personnalisés, et le développement de réseaux connectant les utilisateurs entre eux. Les données collectées par les organisations commerciales, gouvernementales et industrielles, et leurs services « Communication », alimentent aussi ces systèmes complexes qui permettent, en particulier, de créer un « profil internet » pour chacun d’entre-nous. En s’appuyant sur notre « profil », ces systèmes, lors de nos interactions avec le web, peuvent attaquer les failles de notre raisonnement et de notre psychologie. Les messages très ciblés grâce à l’exploitation de ces systèmes utilisant les outils de « big data » et d’algorithmes alimentés par nos données peuvent être intrusifs, et parfois même trompeurs pour le consommateur et citoyen, et promouvoir des produits, des services, et une perception du monde qui nous éloignent de nos valeurs. Le temps que nous passons à être agressés par ce monde numérique est du temps en moins pour bien vivre.

Confinés dans nos bulles numériques, et submergés par un flux continu d’information, nous risquons de perdre nos capacités de raisonnement et de cognition. Nous devons donc, à notre niveau, nous éduquer pour utiliser ses technologies et nous garder en bonne santé mentale et cognitive. En 2023, la Chine a interdit l’accès aux mineurs à Internet de 22 heures à 6 heures du matin. En occident, de nouvelles règles apparaissent, comme par exemple la limitation des portables dans les écoles… « Les ‘pontes’ de la Silicon Valley protègent leurs enfants de leurs propres produits… Chez Bill Gates, pas de smartphones avant 14 ans… Pas d’iPad pour les enfants de Steve Jobs… ». (France Info Publié le 14/12/2017 ). Mais cela ne concerne pas que les mineurs. Comme individu adulte, nous devons apprendre à naviguer dans ce monde réel complexe, dangereux et perturbant.

Qui contrôle ce monde numérique ?

Les clefs de répartition de la gouvernance de ce monde numérique sont réparties entre les géants technologiques et les États . Cette répartition entre « public » (États, Europe, ONU…) et « privé » (les multinationales du secteur « numérique »), est difficile à appréhender, et on peut s’interroger sur la « légitimité » (au sens de ce qui est juste, équitable…) de ce pouvoir éclaté. Il me semble que nous devons demander à nos politiques, en particulier lors des élections européennes, de nous éclairer sur leur programme pour améliorer cette gouvernance, et en particulier pour renforcer notre souveraineté. Ce point complexe de souveraineté numérique est évoqué ci-après.

Caractéristiques de ce monde

L’action sur les processus psychologiques liés à la connaissance.

Pour agir raisonnablement et en citoyen, il nous faut une information fiable, complète et vérifiée, suivie d’un temps de réflexion. Quand vous lisez un journal, vous savez qui le possède et qui est le rédacteur en chef. Dans le monde Internet, nous devons sans cesse vérifier qui nous envoie le message que nous sommes en train de lire, et nous faire une opinion sur la qualité de l’information. En effet, les messages que nous recevons (informations présentées sur les réseaux sociaux, celles affichées lors de nos requêtes sur internet, ou dans des mails et messages diffusés nominativement) sont formatés, édulcorés, ciblés suivant notre « profil » (social, niveau d’étude, environnement, psychologique, centre d’intérêt …). Par ces messages et informations sélectives, nos opinions sont construites en partie, et nos émotions déclenchées.

La guerre informationnelle

Dans le monde « militaire », dans la fin du XXème siècle et au début du XXI siècle, en particulier lors de la guerre du Golf, est apparu un nouveau type de conflit qui comprend les champs de bataille sur les infrastructures électroniques de communication (champs magnétiques, réseaux (filaire ou onde), plateformes et serveur, satellite…), mais aussi sur les informations pour mener des opérations psychologiques de découragement, ou de perturbation de l’adversaire et de son opinion publique. Dés les années 1990, les militaires ont compris les enjeux stratégiques de l’information. « Un des attributs de la guerre future, écrit en 1998 Vladimir Slipchenki, théoricien de la transformation des forces armées russes, sera la confrontation de l’information, car l’information est en train de devenir une arme du même type que les missiles, les bombes, les torpilles… ».

Dans le monde « politique », fin 1990 début 2000, Internet est apparu comme un territoire vierge dans lequel l’indignation, la peur, l’insulte, la polémique, les fake news génèrent plus d’attention et d’engagement sur le net ou lors de la reprise de ses informations à la télévision ou dans la presse que les débats soporifiques de la politique traditionnelle. Partis de ce constat aujourd’hui bien partagé, des professionnels de la communication (professionnels nommés « les ingénieurs du chaos » dans le livre de Giuliano da Empoli) ont élaboré des outils numériques pour remporter des élections comme celle de Trump aux USA, en Italie avec le mouvement M5, en Angleterre avec le Brexit, et dans de nombreux autres pays…. Des trolls (personne à l’origine de message posté sur Internet afin de susciter une provocation, une polémique ou simplement de perturber une discussion) ont été recrutés par des partis politiques ou des États pour inonder le net. Les électeurs potentiels que nous sommes, via les médias et aujourd’hui principalement le net, sont la cible d’opérations visant à influencer notre prise de décision.

De même, dans les relations internationales, nous assistons à une guerre informationnelle. Comme expliqué dans le livre paru en 2023 « la guerre de l’information » de David Colon :  « En l’espace de quelques années à peine, la puissance des États en est venue à dépendre comme jamais auparavant de leur capacité à recourir à l’information comme une arme, à des fins militaires, politiques ou diplomatiques. Sans que les opinions publiques en prennent conscience, les démocraties et les régimes autoritaires se sont engagés dans une guerre de l’information à l’échelle planétaire… ». « L’une des causes majeures de l’affaiblissement de nos démocraties tient au profond changement de nos façons de communiquer et de nous informer » (Barack Obama à Standford en avril 2022 cité par Le Monde avec AFP le 22 avril 2022).

La cybermalveillance : mettant en péril nos infrastructures et l’accès à internet

La cybercriminalité est une menace croissante sur Internet, et nous risquons d’y être exposés en n’adoptant pas des comportements appropriés dans nos usages d’internet (voir https://www.cybermalveillance.gouv.fr/). Nos gouvernants doivent mettre en place les dispositifs de sécurité pour lutter contre elle, informer et former la population à la gestion de ces risques de cybermalveillance.

Les armes de la guerre informationnelle

Il faut rappeler le poids des entreprises américaines BigTech et leurs liens avec le Pentagone pour comprendre la capacité de leurs dirigeants à ouvrir ou fermer le « robinet » de flux d’informations circulant et stockées sur leur réseaux (comme par exemple fermer un compte X (Ex Twitter). D’autres entreprises moins connues du grand public ont été impliquées dans la mise en place d’armes de guerre informationnelle.  Citons par exemple les fermes de « troll » ou les « bot » pour lancer des millions de messages, ou l’installation d’implants dans les réseaux informatiques du monde entier, ou dans les téléphones portables. En plus des États Unis, de nombreux États comme la Russie, l’Iran, la Corée du Nord, la Chine, Israël…, sont aujourd’hui reconnus comme d’une efficacité redoutable dans la maîtrise de l’information. Le livre « La guerre de l’ information – Les États à la conquête de nos esprits » de David Colon développe une description approfondie de la situation. Notons que contrairement à l’arme nucléaire, les attaques cyber n’ont pas de caractère dissuasif et sont difficilement attribuables. Mais elles font bien partie de cette guerre informationnelle qui complète les guerres médiatique et juridique auxquelles se livrent les nations.

Contrôles des États européens et français sur ce monde numérique

Le sénateur Mickaël Vallet souligne, dans Marianne le 26/02/2024 que « la lutte structurelle contre les débordements des Gafam et des nouveaux acteurs … doit dans toute la mesure du possible s’organiser au niveau européen… Cette domestication de l’usage est une nécessité et il faut accélérer le combat qui est mondial. Il en va de notre santé démocratique, de notre santé tout court et de nos libertés publiques. ». Pour contrôler les activités de ce secteur, l’Europe a dû et doit encore émettre des règles pour la protection des données, pour la vérification réelle de l’âge de l’abonné aux plateformes,et ce par la mise en place de moyens adaptés de lutte contre les contenus illicites, par la désignation juridique de plateforme comme éditeur de contenus et non en simple hébergeur … Les organismes français de contrôle (Cnil, Arcom, Anssi …) et de renseignement ont un rôle important et doivent être renforcés dans cette guerre informationnelle.

Les politiques doivent veiller à notre souveraineté numérique. La France a confié, il y a plusieurs années, l’hébergement exclusif de ses précieuses données de santé au géant américain Microsoft. Celles-ci sont une richesse convoitée en raison de leur quantité et de leur cohérence. La solution Microsoft Azure a été choisie par le gouvernement pour héberger l’application HDH (Health Data Hub). Les autorités américaines peuvent exiger des entreprises immatriculées dans le pays qu’elles leur remettent des datas qu’elles hébergent. Deux textes, le « Cloud Act », adopté en 2018, et la loi dite « Fisa » (Foreign Intelligence Surveillance Act), rendent possibles ces brèches. Beaucoup s’interrogent : Pourquoi le gouvernement n’a pas retenu une proposition française ou européenne ! ET pourquoi des lois symétriques ne sont pas mises en place en France et en Europe ?

Conclusion

L’information est un terrain de guerre. « Nos cerveaux seront les champs de bataille du XXI siècle » (citation de James Giodano, neuroscientifique, Georgetown University).  Les États, par leurs entreprises « technopolitiques » cherchent à capter notre attention, à susciter notre engagement ou désengagement, à influencer nos opinions en diffusant des informations trompeuses envahissantes ciblées et accrocheuses en attaquant les failles de notre raisonnement et de notre psychologie. Nous devons exiger de nos dirigeants français et européens de mettre en place des dispositifs de défense informationnelle pour nous mettre à l’abri des attaques de pays étrangers, de préserver notre capacité à choisir nos dépendances et défendre nos intérêts vitaux dans ce domaine numérique, et en parallèle de diffuser des messages sur la scène internationale comme complément de nos actions diplomatiques, comme par exemple par France Média Monde (FMM).

A notre niveau de citoyen, nous devons comprendre que ne pas prendre le temps, d’une part, de comprendre le monde numérique qui nous entoure et de nous interroger sur nos sources d’information, et d’autre part, de protéger nos données personnelles et plus généralement adapter nos usages du numérique, c’est accepter d’être agressés par cette guerre informationnelle en fragilisant nos capacités de réflexion, et en nous positionnant en cible potentielle pour la cybercriminalité.  « Prendre le temps », c’est accepter d’aller moins vite en surfant sur internet. Nous n’avons pas à vouloir être des super-experts ou des fact-checkers, ou rechercher contre vent et marée « le vrai », mais nous nous devons, sur les « informations » fournies par internet poser les questions basiques suivantes : « qui me parle ? », « Quelle intention a le diffuseur de cette information ou message ? ». En d’autres termes, il faut rester vigilant, et accepter de donner sa confiance à des sources qui nous semblent fiables, mais très souvent sans certitude absolue. Nous devons (ré-) apprendre à maîtriser notre cognition, c’est-à-dire l’ensemble de nos processus mentaux qui se rapportent à la fonction de connaissance . « Connaître et penser, ce n’est pas arriver à une vérité certaine, c’est dialoguer avec l’incertitude » (Edgar Morin, livre « La tête bien faite » édition du Seuil). Etant donné l’utilité incontestable de ce monde numérique, il faut accepter l’utilisation de ces technologies dangereuses qui néanmoins, délivrent de nombreux services utiles dans notre vie. Et en même temps, nous devons adapter nos comportements dans les usages de ces technologies. Nous avons, nous Français, des progrès à faire (voir étude sur le site Ipsos sur notre vulnérabilité aux fausses informations).

Rappelons-nous les mots de Marie Curie : « Rien dans la vie n’est à craindre, tout doit être compris. C’est maintenant le moment de comprendre davantage, afin de craindre moins ». Dans notre bulle informationnelle, comprenons donc que nous sommes des cibles, et donc que nous devons apprendre à être des « soldats », comme le dit remarquablement bien Asma Mhalla dans son dernier livre « Technopolitique – Comment la technologie fait de nous des soldats ».

« Ce qui est arrivé, avec les régimes totalitaires du XXème siècle, et qui se déchaîne aujourd’hui, s’est le déploiement inédit de moyens techniques pour tout détruire par la force et de moyens numériques pour tout refabriquer, se redonner un passé et une réalité à la mesure d’un message total, prétendant remplacer la réalité…. Hannah Arendt écrivait (en 1967) ‘La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat’  » (Olivier Abel, Réforme du 18 avril 2024).

Michel Jannet le 18 avril 2024

Pour aller plus loin :